Cinq des six projets financés par l’initiative « Thought for Food » sont arrivés à leur terme en 2020. Un événement dédié à leur clôture a été organisé, en marge de la 4e conférence internationale sur la sécurité alimentaire mondiale « Atteindre la sécurité alimentaire locale et mondiale : à quel prix ? ».
Nous vous proposons une interview du projet ICOWPEA.
Par une approche participative pluridisciplinaire, le projet ICOWPEA (2017-2020), vise à développer au Bénin avec les artisanes et les PME, via une plateforme d’innovation, des solutions technologiques et organisationnelles permettant la mise sur le marché de produits innovants à base de niébé, de forte valeur nutritionnelle et répondant à la demande locale. L’enjeu est également de soutenir et pérenniser l’activité artisanale alimentaire urbaine indispensable dans l’approvisionnement des populations précaires des villes.
Le niébé est une légumineuse à forte teneur en protéines, en minéraux et en vitamines. Mais une transformation mal contrôlée est délétère nutritionnellement : pertes des composants d’intérêt (essentiels pour la croissance cellulaire) et maintien des facteurs antinutritionnels, sources de désordres intestinaux donc un frein à la consommation.
Un fort partenariat de recherche s’est établi entre équipes du Sud (au Bénin, la Faculté des Sciences agronomiques (FSA) de l’Université d’Abomey-Calavi et le Laboratoire d’analyse régionale et d’expertise sociale (Lares)) et du Nord (l’IRD / UMR NutriPass et le Cirad / UMR Innovation et QualiSud).
Interview avec Thierry Ferré (UMR Innovation) et Michel Rivier (UMR QualiSud), co-coordinateurs du projet Icowpea
Quels sont les principaux résultats de votre projet ?
• Amélioration des connaissances sur les savoirs faire et les procédés de transformation du niébé.
Les chercheurs ont caractérisé les procédés de transformation des deux principales formes de préparation du niébé à Cotonou : l’abobo (ragout) et le ata (beignet). Deux thèses (dont une encore en cours à l’IRD) ont été associées aux travaux de caractérisation et ont étudié l’impact des différentes opérations unitaires du procédé, plus précisément sur les facteurs (anti)nutritionnels des préparations (conservation/perte des vitamines B9, digestibilité en fonction des différentes étapes de trempage, broyage, cuisson, battage de la pâte, friture, etc.). Des plans expérimentaux ont été menés en laboratoires à Cotonou (FSA) et Montpellier (IRD et Cirad) et ont amené au développement de modèles de comportement de la graine de niébé au cours du trempage / cuisson (abobo) ou lors du battage et de la friture de la pâte de niébé (ata).
Parallèlement, le développement de modèles et l’indentification d’indicateurs environnementaux (ex. impact carbone des énergies), économiques (ex. coût des énergies, prix de revient du produit) et sociétaux (ex. acceptabilité du produit, ergonomie de mise en œuvre des procédés auprès des artisanes) ont permis, au final, de mener une démarche d’optimisation multicritère de la durabilité des procédés.
• Production de connaissances sur les caractéristiques du secteur de l’artisanat alimentaire à Cotonou
Les enquêtes réalisées à Cotonou ont permis de recenser près de 2 692 artisanes dont 68 % productrices de abobo et 32 % productrices de ata qui approvisionnent quotidiennement les consommateurs de la ville. Cet artisanat, exclusivement féminin, occupe des artisanes plutôt âgées qui possèdent en moyenne plus de 10 ans d’expérience dans le métier, il génère plus de 4 500 emplois. En plus des 54 tonnes de niébé qu’elles transforment par semaine sur la seule ville de Cotonou, ces artisanes valorisent aussi une grande diversité de produits (igname, patate douce, aloco, gari, voandzou, etc.).
• Actualisation des connaissances sur la consommation du niébé au Bénin
La promotion de l’utilisation des plats locaux à base de niébé, pour la lutte contre les carences en micronutriments, nécessitait entre autres, une bonne connaissance de leur niveau réel de consommation. Dans ce but, une enquête transversale a été réalisée auprès d’un échantillon de 641 adultes (entre 19 et 65 ans) dans la ville de Cotonou (zone urbaine) et 576 adultes à Adjohoun et Allada (zones rurales). Cette étude visait à recueillir des informations sur le niveau socio-économique du ménage, sur les divers plats à base de légumineuses et de niébé consommés et évaluer leurs fréquences de consommation. La contribution des plats de niébé à la satisfaction des besoins nutritionnels de la population adulte a ensuite été calculée, en s’appuyant sur les compositions nutritionnelles établies analytiquement par la FSA et l’IRD.
L’étude a montré que le niébé est une légumineuse très consommée par la population (1 à 3 fois par semaine par les adultes) car seulement 2 % des enquêtés se sont déclarés non-consommateurs. Neuf plats à base de niébé ont été recensés, avec des fréquences de consommation variables. Respectivement 72 % et 60 % des consommateurs de niébé le consomment sous forme de ragoût (variante Abobo et Vêyi) et de beignets (Variante Ata et Ata-doco). Ainsi, ces plats participent largement à la couverture des besoins en protéines, fibres, et vitamines B1 et B9. Cependant, l’inconfort digestif est l’une des principales raisons limitant la consommation du niébé, quelle que soit la zone enquêtée.
Quelles sont les innovations du projet ?
• Une plateforme d’innovation pour engager un début de structuration professionnelle
En l’absence d’organisation professionnelle, nous avons accompagné la mise en place d’une plateforme d’innovation multi-acteurs. Cette plateforme, appelée « Aïdoté » (« esprit éveillé » en langue fon) rassemble une cinquantaine de membres, dont des artisanes, des PME (fabriquant de farines et de produits stabilisés) et des acteurs institutionnels (services communaux, chefs de quartiers). Cette plateforme a permis d’initier des échanges et de l’action collective entre artisanes alors qu’elles étaient isolées et agissaient individuellement. Elle a également rendu possible l’amorce d’un dialogue avec les autorités communales alors que ces artisanes sont le plus souvent victimes d’opérations de « déguerpissement » et sont chassées des trottoirs et de l’espace public où elles exercent leurs activités. Ce dispositif multi-acteurs a permis aux artisanes de débattre, avec les chercheurs, des scénarios de changement possibles en termes organisationnel et technique et d’évaluer chemin faisant les propositions qu’elles expérimentaient (procédés, outils, équipements).
• La première édition de la Journée du niébé à Cotonou pour promouvoir les artisanes et les résultats concrets du projet
La première édition de la « Journée du niébé, Aïzan », s’est tenue le 4 décembre 2019 à Cotonou, à l’initiative du projet ICOWPEA et des membres de la plateforme d’innovation. Les artisanes transformatrices de niébé de la plateforme Aïdoté étaient placées au centre de cet événement. Les activités réalisées sur la structuration et la professionnalisation des artisanes, l’optimisation des procédés de transformation, l’amélioration de la qualité nutritionnelle des produits à base de niébé et sur leur adaptation aux attentes des consommateurs béninois ont été présentés au public et aux autorités.
• Mise au point d’un prototype d’unité mobile de production et vente de ata pour transformer l’identité visuelle des artisanes dans le paysage urbain
Les chercheurs et les artisanes, avec la contribution d’un équipementier de Cotonou, ont participé à la mise au point d’un dispositif mobile de production-vente de ata permettant aux artisanes d’exercer dans un environnement de travail propre, fiable et plus durable. Ce dispositif contribue aussi à affirmer une identité visuelle valorisante vis-à-vis des autorités municipales et des consommateurs et à promouvoir leurs produits qui participent du patrimoine culinaire de la ville de Cotonou. Cet équipement intègre un foyer amélioré valorisant des résidus agricoles (coques de noix de palme carbonisées), limitant ainsi la consommation de bois de feu et les émissions de fumées toxiques. Un prototype a été présenté au public à l’occasion de la première journée du niébé du 4 décembre 2019 à Cotonou. L’équipement a ensuite été testé par les artisanes, en situation réelle de production, afin d’identifier les difficultés d’utilisation, les erreurs ou défauts de conception ainsi que les points d’amélioration possibles. La mairie de Cotonou s’est montrée très intéressée par cet équipement, tout comme les consommateurs associés aux tests, et se dit prête à soutenir une expérimentation sur plusieurs points de vente dans la ville.
• Amélioration des procédés, mise au point de produits intermédiaires et de nouveaux produits finis
De façon itérative, différentes solutions technologiques ont été testées avec les artisanes et en laboratoire.
Ainsi, pour la production d’abobo, les tests, toujours en cours de réalisation, portent sur l’évaluation sensorielle par les artisanes d’un abobo obtenu à partir de niébé pré-trempé et séché.
Dans le cas de la production de ata, l’optimisation du temps de pré-trempage a effectivement permis d’améliorer la qualité nutritionnelle et la digestibilité du produit.
D’autres options ont également été expérimentées, comme l’utilisation par les artisanes de produits intermédiaires tels que de la farine de niébé ou du niébé décortiqué. Ces produits intermédiaires réalisés par une PME de Cotonou donnent des résultats probants en termes de facilité d’utilisation et de qualité gustative.
Afin de satisfaire les préférences de certains consommateurs pour des ata plus croustillants, des essais de nouvelles formes de beignets ont été réalisées (type donut et type churros).
Enfin, les chercheurs se sont intéressés aux effets du processus de germination qui intervient après une longue période de trempage des graines de niébé et à ses incidences nutritionnelles. Le financement d’une thèse est actuellement sollicité pour avancer sur les questions de recherche associées à cette opération.
• Partenariat Sud-Sud avec le Brésil pour renforcer l’organisation professionnelle des transformatrices
L’artisanat de transformation du niébé est une activité féminine qui, au Bénin, ne disposait jusqu’alors d’aucune forme de représentation professionnelle. La plateforme a constitué une première forme de réunion permettant aux transformatrices de discuter collectivement de leur métier. Petit à petit, le projet a permis de comparer ce dernier à d’autres corporations similaires, et d’observer leurs modes d’organisation. Nous avons ainsi identifié une organisation brésilienne de transformatrices de niébé en « acarajé », un beignet emblématique de la cuisine brésilienne descendant du ata béninois. Cette organisation, l’Associação Nacional das Baianas de Acarajé (Abam), très structurée, regroupe 8 000 membres et détient un poids social, économique et politique très important. Le projet a permis la venue de sa représentante qui a notamment participé à la journée du niébé du 4 décembre 2019. Elle a également participé à de nombreuses rencontres très stimulantes pour les artisanes de la plateforme, au cours desquelles les femmes ont pu échanger à la fois sur des problématiques organisationnelles et de relations avec les autorités, sur les produits et les pratiques de transformation.
Michel Rivier (UMR QualiSud) et Thierry Ferré (UMR Innovation), co-coordinateurs du projet Icowpea